Christophe André:
"Trouver un sens à ce que nous vivons"
Grand défenseur de la thérapie comportementale, le psychiatre Christophe André publie ce 23 janvier Et n'oublie pas d'être heureux.
(...)
Aujourd'hui, les "pathologies
du moi" ont remplacé les "névroses de culpabilité", disent vos
confrères. A chaque époque ses troubles?
Absolument, les
interactions entre psychologie, psychiatrie et société sont constantes.
Prenez la psychanalyse. Elle s'est construite sur la modélisation de
l'hystérie de conversion, incarnée par ces femmes que Charcot
exhibait à la Salpêtrière et dont les problèmes psychologiques se
traduisaient par des pseudo-cécités ou des pseudo-paralysies. Leurs
troubles étaient typiques des sociétés très répressives, qui refoulaient
les pulsions et les émotions, sur le modèle victorien.
Quand
le sexe s'est libéré et que la condition de la femme a évolué, ces
modèles théoriques sont devenus moins opérants. Dans les années 1970,
cette société répressive n'avait pas encore tout à fait disparu. Il
fallait honorer sa place, être bon père, bon travailleur, ne pas
décevoir les autres. Désormais, ce que mettent en avant les individus en
consultation, c'est la non-reconnaissance : "Je n'ai pas été respecté
au bureau", "mon conjoint s'est payé ma tête pendant des années"...
Et n'oublie pas d'être heureux, par Christophe André. Odile Jacob, 400p., 23,90 €.
Le défi est d'arriver non plus à "tenir sa place" mais à "trouver sa place"?
C'est cela. La souffrance est la même, mais elle s'exprime différemment. Prenez encore la question de l'estime de soi. Descartes en parle, Rousseau
en parle, mais le sujet prend réellement de l'importance à partir des
années 1980 avec le libéralisme, qui impose aux individus d'apprendre à
se vendre. Auparavant, on n'avait pas besoin d'entretien d'embauche pour
travailler puisque l'on passait toute sa vie au même endroit et que
l'on connaissait tout le monde dans son environnement proche.
La
notion d'estime de soi n'était pas décisive dans une trajectoire
existentielle, donc ne causait pas de souffrance. Il en va de même avec
l'anxiété sociale, ou la timidité. A partir du moment où la performance
sociale devient primordiale, il faut séduire - de nouveaux voisins, de
nouveaux amis, de nouveaux collègues de travail, de nouveaux
partenaires. Si on n'est pas persuadé d'avoir un minimum de valeur, les
échecs peuvent mettre hors circuit. Chaque fois qu'une société change,
elle révèle des souffrances ou des limitations, qui étaient silencieuses
auparavant.
Les thérapies
comportementales et cognitives [TCC], dont vous êtes l'un des
représentants, sont-elles plus adaptées que la psychanalyse aux maux de
l'époque?
Je ne dirais pas cela ; opposer les deux est
très français, d'ailleurs. Dans la plupart des pays, la psychanalyse
s'est adaptée. Le problème est qu'en France elle s'est déconsidérée
toute seule en se rigidifiant et en postulant qu'elle reposait sur des
vérités éternelles. En Suisse ou en Belgique, elle est rentrée dans le
paysage et figure aux côtés des autres thérapies - systémiques,
comportementales, etc. Je suis ravi que toutes ces voies existent.
Etre soi-même anxieux lorsqu'on soigne et que l'on écrit des livres pour les anxieux, est-ce une chance ou un boulet?
Une
chance, si on fait ce qu'il faut ! Mes patients sentent que j'ai
moi-même travaillé sur mes tendances anxieuses et dépressives, et cela
les aide. Je n'hésite d'ailleurs pas à faire ce que l'on appelle de la "
révélation de soi ", en consultation ou dans mes livres. Cette
technique constitue un outil très puissant de soutien psychologique pour
les patients, à condition de respecter deux conditions : la révélation
doit être un ingrédient et non pas le composant principal du plat (la
thérapie). Et il faut parler de soi seulement lorsque l'on sent que le
patient en a besoin - s'il a l'impression qu'il ne peut pas avancer, ou
qu'il est le seul à connaître les problèmes qu'il décrit.
Quand on entend "psychologie positive", on pense à la méthode Coué, ou au slogan exaspérant des publicités - "Positivez!" En quoi est-elle plus subtile?
Emile Coué
avait compris qu'une idée ressassée dans notre cerveau finit par avoir
une influence profonde sur l'image que l'on a de soi. Mais sa méthode -
se répéter des phrases positives - était un peu simpliste, même si elle
marche pour partie. La psychologie positive regroupe un ensemble de
techniques plus variées et plus fines, qui ont fait l'objet d'études
précises. Le grand problème est que beaucoup de gens ont du mal à
comprendre que des principes très simples peuvent être très efficaces.
La clef, dites-vous, réside dans la répétition, l'effort et l'association des exercices.
Je prends souvent le modèle de la corde, composée de
tout un tas de petits brins. Chaque brin, individuellement, est
beaucoup trop léger pour soulever le poids de nos difficultés, mais tous
les brins tissés ensemble deviennent très puissants. Un exemple : tous
les soirs, pendant quinze jours, je vais prendre le temps de repenser à
trois choses agréables qui me sont arrivées dans la journée, en
respirant, en revoyant la scène, longuement. Après deux semaines, il se
passera quelque chose en moi de bien plus fort que ce que je pouvais
imaginer.
Par quel mécanisme?
Les
émotions négatives resserrent notre champ d'attention, puisque leur
fonction évolutive consiste à nous focaliser sur les problèmes pour nous
aider à les surmonter. Al'inverse, les émotions positives ont pour
fonction évolutive de nous aider à trouver des ressources, elles ouvrent
la focale attentionnelle en nous rendant capables de mieux regarder
autour de nous et de trouver un sens à ce que nous vivons. En revanche,
une personne déprimée ou qui a une trop faible estime de soi peut aller
encore plus mal si elle passe trop tôt à la psychologie positive. Il
faut d'abord avoir été capable de lutter contre ses idées négatives, par
une thérapie et/ou des médicaments.
(...)
Quel est le but de la psychologie positive? Nous rendre heureux?
Disons,
un peu plus heureux, en évitant d'être inutilement malheureux. En
théorie, la psychologie positive se concentre plus sur le développement
de nos qualités et de notre bien-être, mais elle ouvre aussi beaucoup
les yeux sur le rapport entre bonheur et malheur, étroitement liés. " Le
bonheur n'est pas le but, mais le moyen de la vie ", disait Paul Claudel.
On ne vit pas pour être heureux; en revanche, on vit grâce au bonheur.
Si nous n'avions pas la possibilité de savourer des moments agréables et
apaisants, tout en nous disant qu'une fois passés ils pourront se
reproduire, nous ne supporterions pas cette vie d'animaux mortels !
"Tout
commence par l'acceptation, écrivez-vous. Dire oui à la vie, dire oui
aux soucis." Mais comment faire dans une société qui pousse à se
protéger de tout : des intempéries, des rides, des aléas de la vie?
Le
thérapeute, comme le philosophe, est là pour rappeler que toute
existence comporte une part d'adversité et que chacun d'entre nous y
sera confronté, un jour ou l'autre. S'il est important de se protéger,
et d'essayer d'être heureux le plus souvent possible, il faut le faire
dans un esprit réaliste. André Comte-Sponville
définit bien ce que pourrait être l'idéal de la psychologie positive :
"La sagesse, c'est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité."
Conclure
un livre grand public traitant du bonheur par une réflexion sur sa
propre mort, comme c'est le cas dans votre dernier ouvrage, est peu
banal. Pourquoi ce choix?
Sans cette conclusion, le livre
n'a pas de sens ! La façon la plus efficace d'accepter l'idée de la
mort, c'est de rendre notre existence aussi dense que possible en étant
nous-mêmes aussi présents que possible à ce que nous vivons. C'est
l'essence même du carpe diem. La
phénoménologie du bonheur, qui s'intéresse à la façon dont l'être humain
le vit intérieurement, montre cela très bien : dans les moments
heureux, la seule chose qui compte est ce qui est là, maintenant.
Lorsque l'on est dans le présent, on est, d'une certaine façon, dans
l'éternité.
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/christophe-andre-trouver-un-sens-a-ce-que-nous-vivons_1316400.html
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